Il y a des lieux qui se donnent à un film le temps d’un tournage, et puis il y a ceux qui se font littéralement capturer. Villerville est de ceux-là. On croit arriver dans un petit village du Calvados, juché sur sa falaise, et on se retrouve à « Tigreville », capitale normande d’une Chine de l’ivresse et de l’amitié. Et tout ça, c’est la faute d’Un singe en hiver.
Et ça je le sais y allant souvent depuis que je suis petite, et encore plus maintenant que mon père vit à Tigreville, pardon Villerville.
Je vous plante le décor. Albert Quentin, joué par un Jean Gabin massif et fatigué, est un patron d’hôtel qui a promis à sa femme de ne plus toucher à un verre d’alcool. La sobriété lui va comme un vêtement trop étroit. Débarque alors Gabriel Fouquet, alias Jean-Paul Belmondo, publicitaire parisien à la jeunesse explosive et à la descente vertigineuse. Le premier rêve de ses canonnades en Chine, le second met le feu à la réalité. Leur rencontre, c’est une collision. Une parenthèse de 24 heures où toutes les promesses sont rompues pour la plus belle des raisons : l’imprévu.
Pour le film, le réalisateur Henri Verneuil a rebaptisé Villerville en « Tigreville ». Mais ce n’était pas juste un nom sur un scénario. Le village entier est devenu son plateau de jeu. Et aujourd’hui encore, se balader ici, c’est marcher dans les pas de ces deux monstres sacrés. On s’attend presque à les voir débouler. Il y a l’Hôtel Bellevue, la pension de famille de M. Quentin. Il y a les marches de l’église Notre-Dame de l’Assomption que Belmondo dévale. Et surtout, il y a le Cabaret Normand, ce petit bistrot qui a l’air d’être resté figé en 1962, attendant que les deux compères s’accoudent à nouveau au comptoir.
Le plus touchant, c’est que Villerville ne s’est jamais vraiment remise du passage de ce tournage. La ville a adopté son double de fiction. Des affiches géantes des scènes cultes habillent les murs, et un parcours nous guide d’un lieu à l’autre. On m’a raconté qu’au début, Gabin et Belmondo ne s’adressaient pas la parole pendant la première semaine. Puis la glace s’est rompue, et leur complicité a éclaté, à l’écran comme en dehors. C’est peut-être ce frisson-là qu’on ressent encore dans les rues.
Le film a laissé son empreinte partout. Le lavoir où ils improvisent une corrida, la plage où ils tirent un feu d’artifice qui tourne presque à la catastrophe. D’ailleurs, chaque année, la ville célèbre l’anniversaire du film et termine la fête par un feu d’artifice sur le sable, comme un clin d’œil.
Finalement, venir ici, ce n’est pas juste visiter un lieu de tournage. C’est entrer dans une histoire, sentir comment un film a pu, le temps d’un hiver, réchauffer une ville au point de la marquer pour toujours. Il n’y a plus vraiment Villerville et le film. Il y a « Tigreville », un lieu où l’on se dit que « si quelque chose devait me manquer, ce ne serait plus le vin. Ce serait l’ivresse ». Et cette ivresse-là, elle est dans l’air.
Une dernière parenthèse, si vous passez à Villerville, arrêtez-vous à la “Crêperie du Coin”, juste en face du Cabaret Normand, mais je ne vous ai rien dit.

Film : Un singe en Hiver
Sortie : 1962
Réalisateur : Henri Verneuil
Acteurs Principaux : Jean-Paul Belmondo, Jean Gabin, Noël Roquevert
Genre : Comédie dramatique