Le jet lag est une drôle de chose. Ce n’est pas juste de la fatigue. C’est une déconnexion. Ton corps est dans un fuseau horaire, ta tête dans un autre. Le monde autour de toi semble avancer derrière une vitre, un peu flou, un peu irréel. Tu es là sans être là. Tu flottes. Et bien, il y a un film qui a fait de cette sensation son personnage principal. Un film qui est une longue et magnifique crise de jet lag existentiel. Ce film, c’est Lost in Translation.
L’histoire nous présente deux âmes flottantes. Bob Harris, un acteur américain qui a connu son heure de gloire, vient tourner une pub pour un whisky à Tokyo. Il est payé deux millions de dollars pour faire semblant d’être une autre version de lui-même. Charlotte, une jeune Américaine fraîchement diplômée en philo, accompagne son mari photographe, un jeune homme branché qui la délaisse. Ils sont tous les deux insomniaques. Ils sont tous les deux perdus. Perdus dans une ville qui ne leur parle pas. Perdus dans leur propre vie qui ne leur ressemble plus. Leur rencontre, dans le bar de leur hôtel, n’est pas un coup de foudre. C’est la reconnaissance mutuelle de deux solitudes. La découverte qu’on peut être moins seul à deux.
Tokyo n’est pas un simple décor. C’est le troisième personnage. La ville est un miroir géant qui renvoie aux personnages leur propre confusion. Sofia Coppola filme la capitale japonaise comme un magnifique alien. Le carrefour de Shibuya, avec ses passages piétons qui se croisent dans un ballet humain parfaitement synchronisé, est une fourmilière où l’individu n’existe pas. Les salles d’arcade de Shinjuku sont des cavernes de bruit et de lumière qui finissent par créer un silence assourdissant à l’intérieur de soi. Les programmes télé sont un chaos indéchiffrable. La ville est une machine à produire de la solitude. Mais elle offre aussi des moments de grâce. Une visite dans un temple silencieux. Une cérémonie de composition florale. Tokyo est une ville de contrastes extrêmes. Et c’est dans ces contrastes que les personnages se révèlent à eux-mêmes.
Leur refuge, c’est leur prison. Le Park Hyatt Hotel. Une tour de verre qui occupe les quatorze derniers étages d’un gratte-ciel de Shinjuku. L’hôtel est un monde en soi. Un univers de luxe minimaliste, de couloirs feutrés et de baies vitrées immenses. C’est un aquarium suspendu au-dessus du chaos. Ça me rappelle Bubule, le poisson rouge que j’avais quand j’étais gamine. Il tournait en rond dans son bocal, en sécurité, nourri, mais seul au monde. Bob et Charlotte sont mes Bubule de luxe. Ils errent dans les couloirs, dans la piscine, au bar. Ils sont protégés de la ville, mais ils sont aussi coupés de la vie. Et c’est au New York Bar, au 52ème étage de cet aquarium, que leurs deux solitudes vont enfin entrer en contact. La vitre entre eux se fissure.
La magie du film tient aussi à ses conditions de tournage. Sofia Coppola a travaillé avec une équipe minuscule. Elle filmait elle-même, parfois, avec une petite caméra, presque comme une touriste. Pour beaucoup de scènes dans la rue ou le métro, il n’y avait aucune autorisation. Les passants japonais sont de vrais passants, pas des figurants. Cette méthode de guérilla donne au film une authenticité, une impression de vie volée. Bill Murray, que Coppola a supplié pendant des mois, n’a confirmé sa venue qu’une semaine avant le début du tournage. Toute cette incertitude a nourri le film. L’alchimie entre Murray et Scarlett Johansson est palpable, née de beaucoup d’improvisation. Et puis il y a ce secret, ce cadeau qu’ils nous font et nous refusent à la fois. Le chuchotement final. Dans le bruit de la rue, Bob murmure quelque chose à l’oreille de Charlotte. On ne l’entend pas. On ne saura jamais. Et c’est parfait comme ça. Ce secret scelle leur lien et le protège de notre curiosité. C’est à eux, et à personne d’autre.
Lost in Translation est un film sur ce qui ne se dit pas. Sur les regards, les silences, les mains qui se frôlent. Sur une chanson de karaoké qui en dit plus long qu’un long discours. C’est un film sur la communication qui passe quand les mots échouent. Il nous dit que les connexions les plus profondes sont souvent les plus éphémères. Celles qui naissent dans un lieu improbable, hors du temps, dans la parenthèse enchantée d’un jet lag partagé. Le film ne raconte pas une histoire d’amour. Il raconte un moment de grâce. Un de ces moments qui vous consolent de toute la solitude du monde.

Film : Lost in Translation
Sortie : 2004
Réalisateur : Sofia Coppola
Acteurs Principaux : Bill Murray, Scarlett Johansson, Giovanni Ribisi
Genre : Comédie dramatique, Romance