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Interview Emmanuel Broche – Festival les Filmeurs

Alice: Bonjour Monsieur Broche, merci beaucoup de m’accorder un peu de votre temps pour cette interview. Votre festival, Les Filmeurs, qui se déroulera du 1er au 6 juillet cette année encore, me semble vraiment unique.

Emmanuel: Bonjour Alice. Pas de souci, on peut prendre un petit moment. Nous sommes à quelques heures du lancement.

Alice: Oui, parfait ! Déjà, ce qui m’a beaucoup touchée, c’est cette idée que vous aimez partager l’amour du cinéma. D’où vous vient cette passion pour le septième art ?

Emmanuel: Mon amour du cinéma est né quand j’avais 16 ans, après avoir vu « La Boulangère de Monceau » d’Éric Rohmer. Ça a été un véritable choc esthétique pour moi. Après ça, je suis devenu un cinéphile. J’ai compris que j’allais pas faire une vie de 8h – 18h. J’ai même eu une carrière de comédien pendant dix ans, travaillant pour la télévision, le cinéma et le théâtre. Mais au fil du temps, j’ai été un peu désespéré par certains aspects du théâtre subventionné et par la transformation du cinéma en une industrie purement commerciale. Alors, l’idée, c’était de trouver comment concilier cet amour inconditionnel du cinéma, qui me porte et m’aide dans la vie, avec ces réalités du milieu.

Alice: Et c’est comme ça qu’est né le festival Les Filmeurs, pour revenir à l’essence du cinéma ?

Emmanuel: Exactement. On veut revenir à l’essence même du cinéma et surtout à la rencontre. Historiquement, au début, les frères Lumière projetaient leurs films comme des attractions foraines, avant que ça ne devienne une industrie. Nous voulons retrouver cet esprit des débuts, avant que le cinéma ne devienne trop formaté. De plus, je viens d’un petit village de 60 habitants dans le Jura. La culture y est souvent absente ou difficile d’accès. Pourquoi le public de Beaubourg serait-il plus intelligent ou plus apte à apprécier le cinéma que celui de Conteville ? Il n’y a pas les mêmes infrastructures culturelles ici, donc il faut que le « produit » vienne à nous. Mon défi est de faire venir la culture dans nos villages.

Alice: On peut dire que vous créez ici une ambiance unique. Le festival est identifiable par son chapiteau rouge et blanc dressé en pleine campagne. C’est une approche vraiment singulière !

Emmanuel: Oui, l’endroit est essentiel. C’est dans un champ, un vrai, vaste, un peu bancal, avec des moutons qui passent. C’est comme une déclaration d’amour aux premiers temps du cinéma. Entre deux films, on mange ensemble sur de grandes tables pendant un concert. Le fait que ce soit en pleine nature est aussi un point de convergence important. Nous montons et démontons le chapiteau sans couler de béton, nous faisons le minimum pour abîmer l’écosystème. C’est aussi une petite sensibilisation symbolique à l’écologie, une façon de retrouver le lien de l’homme avec la nature. Quand le film commence, les chouettes aussi. Nous cherchons des films qui « collent aux semelles », qui ne sont pas formatés ou tièdes. Nous voulons aussi montrer des « petites pépites inconnues » du grand public.

Alice: Ça va à l’encontre des plateformes numériques comme Netflix où l’on regarde des films seul chez soi. Ici, vous créez une véritable émotion collective et un partage.

Emmanuel: Absolument. Il y a une émotion commune qui se crée en salle, que l’on ressent moins sur les plateformes. Nous ne passons pas des films que tout le monde peut voir facilement. Nous faisons le travail de chercher des films, souvent documentaires ou de fiction, de réalisateurs comme Guillaume Brac ou Laure Portier, et nous les proposons. Nous préférons un film raté mais tenté qu’un film réussi mais pas tenté. Et il n’y a pas de concours, pas de gagnant, pas de bons points. C’est ridicule, le jour où nous mettrons une compétition, ce sera n’importe quoi.

Alice: C’est un esprit vraiment unique. Vous aviez dit que vous souhaitiez « grandir sans grossir ». C’est ça que vous entendez par là ?

Emmanuel: Bien sûr. « Grandir sans grossir », c’est une formule que nous utilisons tout le temps. Pour nous, cela signifie développer notre approche et notre esprit, sans jamais vouloir atteindre une taille gigantesque qui nous ferait perdre notre essence. Si nous devenions trop grands, il y aurait plus de réglementations, et nous perdrions le caractère de ce que nous avons créé. Par exemple, le jour où il y aura un mec à l’entrée qui ouvrira les sacs des spectateurs, ce sera sans moi, car l’essence ne pourra plus être transmise. Pour l’instant, 80% de notre public vient des environs, comme Beuzeville, Pont-Audemer et Honfleur. Le jour où il y aura 1000 personnes dans le champ, c’est qu’on aura raté quelque chose.

Alice: Et c’est formidable que l’accès au festival soit à prix libre.

Emmanuel: Oui, c’est une de nos convictions. Nous ne voulons pas que l’argent soit un frein à la culture. Le prix libre inclut la gratuité. Cela permet à tout le monde de venir, même ceux qui sont « plus que pauvres ». Aujourd’hui, nous avons fait venir 400 enfants, et aucun d’eux ne paie. Nous travaillons à trouver des partenariats pour aider à payer les bus des écoles qui n’ont pas les moyens de se déplacer. L’argent, ce n’est pas la plus belle des valeurs, ni la plus importante pour nous.

Alice: C’est inspirant. Vous parlez aussi des rencontres avec les auteurs et producteurs. Comment attirez-vous ces cinéastes, comme Dominique Cabrera, Guillaume Brac, Serge Lopez, ou Claire Simon, qui sont venus fouler l’herbe de votre terrain ?

Emmanuel: Ils viennent parce qu’ils retrouvent ici une authenticité et un contact humain qui leur manque parfois ailleurs. Ils voient bien que le vent tourne dans l’industrie du cinéma et qu’il y a une envie de revenir à l’essentiel. Ici, ils peuvent être des gens « normaux », ils ne sont pas là pour des selfies par centaines. Ils viennent pour partager, pour la rencontre, faire la fête et jouer de la guitare. Ils apprécient de ne pas être dans le système des festivals qui sont devenus des « défilés de mode ». Ils créent des liens formidables avec nous, et cela va dans les deux sens.

Alice: C’est fascinant de voir ce lien intergénérationnel, les bénévoles allant de 15 à 77 ans.

Emmanuel: C’est capital ! Quand on monte le chapiteau, le plus vieux a 77 ans et le plus jeune 10 ans, et tout le monde bosse ensemble. Nous avons beaucoup de jeunes bénévoles qui viennent de passer leur brevet ou leur bac, ils ont entre 17 et 20 ans. Ils nous apportent énormément chaque jour, ils nous disent ce qui ne va pas, ils nous maintiennent en éveil. On réinvente même le montage du chapiteau chaque année, car un jeune arrive avec une nouvelle idée, et même si elle semble « à l’envers », on apprend toujours quelque chose. C’est le principe de « jamais d’acquis », toujours progresser, s’améliorer. Le bonheur, c’est le chemin, pas la fin du chemin. Nous sommes en constante évolution.

Alice: C’est une très belle manière de voir les choses, très inspirante ! Pour finir, y a-t-il une question qu’on ne vous a jamais posée et à laquelle vous aimeriez répondre ? Ou simplement quelque chose que vous aimeriez partager ?

Emmanuel: C’est une question maligne ! En fait, j’aimerais plutôt poser une question. De la confusion du monde, à quelle distance se tient le cerisier sauvage ?

Alice: Oh, c’est une très belle question ! Très proche, je pense ?

Emmanuel: Il y a deux réponses possibles. On peut la souhaiter proche car si la confusion côtoie la beauté c’est l’histoire du monde. Ou alors on peut la trouver loin, la beauté du cerisier sauvage c’est ce qu’il y a de plus beau sur la planète et il est encore à la distance raisonnable de la folie des Hommes. C’est une phrase que l’on retrouve en exergue dans « Hagakure », le livre la voie du samouraï japonais.

Alice: C’est une magnifique réflexion pour conclure notre entretien. Merci infiniment pour votre temps et pour toutes ces précieuses informations. C’était très enrichissant !

Emmanuel: De rien, Alice. Bonne continuation pour votre initiative.

En Savoir plus :

Site : Les filmeurs

Pour compléter : Podcast

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