Certains lieux semblent n’avoir qu’une seule histoire à raconter, une histoire si lourde qu’elle écrase toutes les autres. Et puis il y a des artistes, des cinéastes, qui viennent regarder ce même lieu et qui, à quelques décennies d’intervalle, y voient des choses radicalement différentes. C’est un peu comme regarder un tableau : on est tous devant la même toile, mais personne ne ressent la même émotion. La plage de Dunkerque, c’est cette toile. Une immense étendue de sable et de mer du Nord, marquée au fer rouge par un seul événement : l’Opération Dynamo de mai-juin 1940, cette évacuation miraculeuse et chaotique de 340 000 soldats alliés.
Cette plage, deux réalisateurs l’ont filmée. D’abord Henri Verneuil en 1964, avec Week-end à Zuydcoote. Puis Christopher Nolan en 2017, avec Dunkerque. Deux films, deux époques, deux regards qui, en se posant sur le même drame, nous racontent finalement deux histoires bien distinctes. Le plus fascinant, c’est qu’ils ont tous les deux compris qu’on ne pouvait pas tricher avec cet endroit. Pour capturer son âme, il fallait y planter sa caméra, sentir le même vent, fouler le même sable.
Chez Verneuil, on est dans le drame humain, presque dans l’absurde. Son film, adapté du roman de Robert Merle, s’attache aux pas de Julien Maillat, un jeune soldat français joué par un Jean-Paul Belmondo gouailleur et désabusé. Autour de lui, c’est la débâcle, le « bordel ambiant » comme il le dit lui-même. Mais au cœur de cet apocalypse, la vie continue, ou du moins elle essaie. On cherche de l’eau, on drague une fille dans une maison à moitié détruite, on se dispute pour une poule, on boit pour oublier. Verneuil filme des hommes qui attendent, qui tuent le temps avant de tuer l’ennemi ou de se faire tuer. La caméra s’attarde sur les visages, sur le « système D », sur la folie douce qui s’empare de ces soldats abandonnés. La plage de Zuydcoote est une sorte de purgatoire à ciel ouvert, une scène de théâtre où se joue une tragédie intime et collective.
Cinquante ans plus tard, Nolan arrive. Et là, changement radical de perspective. Fini les états d’âme, les dialogues et l’étude de caractère. Dunkerque n’est pas un film de guerre, c’est un thriller de survie. Une machine implacable qui nous plonge la tête la première dans l’action. Nolan se fiche de savoir qui sont ces soldats ; ce qui l’intéresse, c’est leur expérience physique et sensorielle de la peur. Le film est une course contre la montre, découpée en trois temps : une semaine sur la plage, une journée en mer, une heure dans les airs. La caméra ne lâche jamais ses personnages, on suffoque avec eux dans les cales des navires, on est assourdi par le cri des bombardiers Stukas. Le lieu, ici, n’est plus une scène de théâtre, c’est un piège. La plage de Malo-les-Bains, avec sa jetée s’avançant vers le salut et le danger, est un personnage à part entière. Un espace à la fois immense et claustrophobique, où il n’y a nulle part où se cacher.
Les deux films ont en commun ce besoin viscéral d’authenticité. Verneuil a tourné sur une plage qui portait encore les cicatrices de la guerre. Nolan, lui, a poussé le souci du détail à l’extrême, utilisant de vrais bateaux de l’époque, de vrais avions et faisant de la véritable jetée Est l’un des pivots de son récit. Pour les habitants de Dunkerque, ces deux tournages ont été des événements majeurs, ravivant à chaque fois la mémoire de l’opération. Le film de Nolan, en particulier, a provoqué une vague de « cinétourisme », attirant des visiteurs du monde entier venus voir de leurs propres yeux ce décor de cinéma, mais surtout ce lieu d’Histoire.
Finalement, il n’y a pas une version plus juste que l’autre. Verneuil a filmé l’âme des soldats perdus, Nolan a filmé le mécanisme de leur peur. Le premier nous parle, le second nous submerge. Et la plage, imperturbable, reste là, portant en elle le souvenir des vrais soldats et les fantômes de Belmondo et de Tom Hardy, prouvant qu’un même lieu peut contenir une infinité d’histoires.

Film : Dunkerque
Sortie : 2017
Réalisateur : Christopher Nolan
Acteurs Principaux : Fionn Whitehead, Mark Rylance, Tom Hardy
Genre : Drame, Guerre

Film : Week-end À Zuydcoote
Sortie : 1964
Réalisateur : Henri Verneuil
Acteurs Principaux : Jean-Paul Belmondo, Catherine Spaak, Georges Géret
Genre : Drame, Guerre