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Décryptage du financement du cinéma français: un système aussi complexe qu’une énigme de l’île de la Tortue

Après une belle journée de rando en montagne avec des amis, on s’est refait « Pirates des Caraïbes ». Je me disais que faire un film, c’était ça : une grande aventure, un bateau, un Jack Sparrow charismatique et vogue la galère. Puis mon père est entré dans le jeu. Il a posé sa carte au trésor sur la table – un document aussi dense qu’un bottin qu’il avait préparé. Il me regarde, je ne fuis pas son regard, mais il me lance le défi : « Tente de déchiffrer ça et de me dire si, au final, les pirates sont vraiment ceux qu’on croit ».

Il y avait sous mes yeux, un vrai grimoire, rempli de chiffres et de lois obscures. C’était la carte au trésor du financement du cinéma français. 298 films produits en 2023, 1,34 milliard d’euros investis, mais dont la moitié sombre avec moins de 20 000 spectateurs. Un système qui produit des navires en masse, mais dont beaucoup finissent au fond de l’océan sans que ce soit proclamé.

J’ai compris que la vraie chasse au trésor, la plus périlleuse, n’est pas sur un grand écran. Elle se joue bien avant, dans les bureaux. C’est la quête de l’or pour pouvoir crier « moteur ! ». Alors, j’ai décidé de déchiffrer cette carte. Hissez ho, moussaillons ! On part à l’abordage d’un système aussi complexe qu’une énigme de l’île de la Tortue.

Acte 1 : La Carte du Trésor : Les Îles de l’Or et les Flottes Puissantes

Pour remplir les coffres d’un film, les capitaines (les producteurs) doivent naviguer sur des mers périlleuses et accoster sur plusieurs îles, chacune avec ses propres règles.

La Forteresse de Port Royal : Le CNC

Au centre de la carte, il y a une forteresse imprenable : le CNC (Centre national du cinéma). Ce n’est pas le Roi, mais c’est le Gouverneur tout-puissant de ces eaux. Il édicte les lois, délivre les autorisations de naviguer (les visas d’exploitation) et, surtout, il garde la salle du trésor principal. Avec un budget qui oscille entre 700 et 850 millions d’euros par an, ce gouverneur dispose d’un pouvoir immense.

Ce trésor est alimenté par un tribut que tous les navires du royaume doivent payer. Mais attention : la composition de ce trésor a complètement changé en quelques années.

  • Le Péage des Cinémas (la TSA) : Un prélèvement sur chaque doublon dépensé pour un billet de cinéma. C’était autrefois le plus grand flux d’or, mais regardez cette tragédie : 154 millions d’euros en 2019, seulement 28,5 millions en 2020. Les spectateurs ont déserté les ports durant la pandémie, et même si ça remonte (140 millions prévus en 2024), cette source reste fragile.
  • Le Tribut des Flottes de Télé (la TST) : Un impôt prélevé sur les vieilles flottes de télévision. Une source encore fiable à 525 millions d’euros, mais leurs navires commencent à accuser leur âge. Les audiences migrent vers d’autres horizons.
  • L’Offrande des Léviathans (la TSV) : C’est le nouveau trésor ! Un tribut colossal payé par les monstres marins venus d’Amérique : Netflix, Disney+, Amazon… De 34 millions en 2019 à 165 millions prévus en 2024 : leurs coffres débordent, et leur or sauve désormais le budget du Gouverneur.

Le grand paradoxe : Les pirates qui attaquaient nos navires sont devenus nos banquiers.

Les Criques Secrètes et les Alliances de Corsaires

Autour de la forteresse, d’autres sources de financement existent :

La « Grâce du Roi » (les Crédits d’Impôt) : Une sorte de lettre de marque royale. L’État te rend une partie de ton butin si tu mènes tes batailles (tes tournages) dans les eaux françaises. 280 millions d’euros en 2021, un montant qui a augmenté de près de 20% en deux ans. Les grands galions hollywoodiens adorent ça : pour chaque euro de crédit d’impôt, ils génèrent 4 euros de dépenses en France.

Les Gouverneurs Locaux (les Fonds Régionaux) : Chaque île (région) a son propre gouverneur qui peut financer ton expédition. De 112 millions en 2014 à plus de 158 millions en 2019. Mais à une condition : que tu recrutes ton équipage et dépenses ton or dans sa taverne. Cette territorialisation crée parfois une guerre des territoires : certaines régions proposent jusqu’à 40% du budget local pour attirer les tournages.

La Guilde des Marchands (les SOFICA) : Une mystérieuse confrérie de riches bourgeois qui t’avancent de l’or. 73 millions d’euros autorisés pour 2025, entièrement souscrits. En échange, ils reçoivent un sceau royal qui leur permet de payer moins d’impôts. Le piège ? Leur taux de rendement moyen est négatif (-2,3%), mais l’importante réduction d’impôt (jusqu’à 48% ) compense largement cette perte pour l’investisseur. Ils financent souvent les expéditions les plus audacieuses et risquées.

Acte 2 : Sortilèges et Trahisons : Les Secrets de la Carte

Maintenant que nous avons la carte, regardons de plus près ses zones d’ombre, ses malédictions et ses énigmes.

Le Pacte du Kraken : les monstres marins sont-ils nos banquiers ?

Voici le plus troublant : ce pacte que nous avons passé avec les Léviathans du streaming. Depuis 2021, une loi française oblige Netflix et consorts à consacrer 20 à 25% de leurs revenus français au financement de productions locales. Résultat : 866 millions d’euros injectés entre 2021 et 2023.

Ces nouveaux financements changent la donne. Les 81 films financés par les plateformes ont un budget moyen de 8,7 millions d’euros, presque le double des films traditionnels (4,5 millions). Mais il y a un hic : 80% de cet argent va aux séries, seulement 20% au cinéma.

Le problème ? Ces monstres marins, dont le modèle est de garder les gens sur leur canapé, sont les rivaux directs de nos cinémas. 67% des 15-24 ans possèdent au moins un abonnement SVOD, et 34% déclarent ne plus aller au cinéma régulièrement depuis. En acceptant leur trésor, ne leur donne-t-on pas les clés pour régner en maîtres sur tout l’océan ?

La Malédiction du Compas Magique : l’or va à l’or

Le compas magique de Jack Sparrow indique ce que l’on désire le plus. Dans le cinéma français, il existe un compas similaire : l’aide automatique. Sauf qu’il est maudit. Il ne pointe que vers ceux qui ont déjà trouvé un trésor.

Plus ton dernier film a rapporté d’or, plus le compas t’indique où en trouver pour le prochain. Environ 20% des producteurs captent 80% des aides automatiques. Les dix premiers producteurs français (Gaumont, Pathé, StudioCanal…) concentrent près de 40% du total. Résultat : une flotte d’amiraux se partagent l’essentiel du butin. Les jeunes capitaines, eux, rament pour trouver leur premier coffre.

Cette concentration s’auto-renforce : plus tu as de trésor, plus tu peux prendre de risques, plus tu peux générer de succès… et donc plus de trésor. Un cercle aussi vicieux que celui de Davy Jones.

Le Vaisseau Fantôme : la disparition des navires « du milieu »

Pendant ce temps, un phénomène étrange se produit. Les navires de taille moyenne, les frégates fiables et robustes, disparaissent. Les anciennes flottes de la télé leur donnent moins d’or, préférant les séries. Canal+, premier investisseur privé avec 200 millions d’euros par an, privilégie désormais les comédies populaires ou les films d’auteur prestigieux.

Les distributeurs, plus craintifs, parient moins sur eux. La part des minimums garantis dans les financements a chuté de 12 points entre 2013 et 2023. Ces films, ni énormes navires de guerre, ni petits sloops d’auteur, se retrouvent pris dans le brouillard, comme des vaisseaux fantômes que plus personne ne veut financer.

Le Cimetière des Navires : une flotte pour personne ?

Le résultat de tout cet or est que notre chantier naval produit une armada impressionnante : près de 300 films par an. On est les maîtres des mers en termes de production. La France produit autant que le Royaume-Uni (soutenus par les US), plus que l’Allemagne. Notre part de marché nationale atteint 40%, l’une des plus fortes au monde.

Mais la carte mène beaucoup de ces navires vers un cimetière marin. Plus de la moitié de la flotte coule dès sa mise à l’eau, avec moins de 20 000 matelots à bord pour la saluer. Pire : les données révèlent qu’environ 160 films par an (53% de la production) ne dépassent pas ce seuil dérisoire.

Une analyse implacable : 8 films (3% de la production) génèrent 42% des entrées. À l’inverse, 53% des films se partagent 5% du public. La tragédie, c’est qu’on est devenus des experts pour construire des bateaux, mais on a peut-être oublié comment donner envie aux gens d’embarquer pour le voyage.

Acte 3 : La Révolution des Monstres Marins

Les Nouveaux Maîtres des Océans

Les chiffres sont sans appel : le marché français de la vidéo a atteint 2,46 milliards d’euros en 2023, dont 2,01 milliards (81,7%) viennent de la SVOD. La bataille est perdue : les monstres marins dominent désormais nos eaux.

Netflix, Amazon, Disney+ ne se contentent plus de piller nos trésors. Ils financent nos expéditions, mais selon leurs propres règles. Leurs films adoptent des codes internationaux : casting multinational, dialogues mêlant français et anglais, histoires universelles, et format raccourci (90-110 minutes au lieu des 100-120 minutes habituelles).

Le dilemme français : ces investissements représentent 318 millions d’euros en 2023, mais modifient progressivement l’ADN de notre cinéma. Sommes-nous en train de sauver notre industrie ou de vendre notre âme ?

La Bataille de la Chronologie

La « chronologie des médias » – qui décide quand un film peut passer du cinéma aux plateformes – est devenue le champ de bataille principal. Actuellement, il faut attendre 15 à 17 mois. Les plateformes menacent : raccourcissez à 12 mois, ou nous réduirons nos investissements.

Les enjeux sont colossaux. Selon une étude du CNC :

  • Scénario conservateur (17 mois) : 320M€ d’investissements plateformes, recettes salles préservées
  • Scénario médian (12 mois) : 420M€ d’investissements plateformes, -8% de recettes salles
  • Scénario libéral (6 mois) : 550M€ d’investissements plateformes, -15% de recettes salles

Le gouvernement français navigue entre deux écueils : préserver l’écosystème traditionnel ou attirer les capitaux étrangers massifs.

Épilogue : Le Pacte Faustien

Au final, cette chasse au trésor me laisse perplexe. La carte est un chef-d’œuvre de complexité, un système unique au monde conçu pour protéger notre flotte. Avec un soutien public total estimé à 1,69 milliard d’euros en 2021, la France investit plus dans son cinéma que n’importe quel autre pays européen.

Les chiffres le prouvent : 298 films produits, 4,78 millions d’euros de budget moyen, 40% de part de marché nationale. Sur le papier, c’est un succès éclatant.

Mais cette flotte navigue avec d’anciennes règles dans un monde nouveau, dominé par des monstres qu’elle a elle-même invités dans ses eaux. Quand 160 films par an ne trouvent pas leur public malgré des financements publics massifs, n’y a-t-il pas un problème de cap ?

Le système français a réussi un tour de force : contraindre Netflix à devenir un financeur du cinéma local. Mais ces plateformes restent des entreprises mondiales dont la loyauté va à leurs abonnés et actionnaires, non à l’exception culturelle française.

Le plus grand des trésors, finalement, n’est peut-être pas l’or, mais de trouver comment naviguer sur ces mers sans y perdre son âme de pirate. Dans un monde où 67% des jeunes préfèrent leur canapé à nos salles obscures, le défi n’est plus de financer des films, mais de donner envie aux gens de les découvrir.

Car au bout du compte, un film sans spectateur n’est qu’un navire fantôme qui erre sur des océans vides, peu importe la beauté de sa construction ou la richesse de ses financements.

Les chiffres détaillés et sources complètes sont disponibles dans notre document technique « Le Financement du Cinéma Français à la Croisée des Chemins » sur festival7.fr

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