J’ai un rapport particulier à l’idée de paradis. Peut-être parce que j’ai grandi entre plusieurs mondes, jamais totalement d’ici ni de là-bas, toujours en quête d’un « ailleurs » qui serait parfait. Cet ailleurs, c’est souvent une plage. Une plage secrète, une crique inaccessible. Le coin ou l’on trouve de beaux coquillages pour les peindre. Mais je m‘égare, revenons à la plage. Cette plage donc. Une carte postale mentale qu’on se repasse en boucle les jours de pluie. Un quasi fantasme. Le problème avec les fantasmes, c’est quand ils deviennent réels. Car le paradis ne supporte pas d’être trouvé. Au moment précis où on y pose le pied, il cesse d’être le paradis. Et le film qui raconte le mieux cette tragédie, cette histoire d’amour destructrice entre l’homme et l’Éden, c’est The Beach de Danny Boyle.
L’histoire, c’est la quête de Richard, un jeune Américain un peu paumé à Bangkok, joué par un Leonardo Di Caprio au sommet de sa gloire post-Titanic. Il cherche à fuir la vacuité du tourisme de masse à Bangkok. Coup de chance, Il entend parler d’une légende. Une île secrète, une plage parfaite, invisible du large, où vivrait une communauté de voyageurs en rupture avec le monde. Muni d’une carte dessinée à la main, il se lance dans sa quête. Et comme le scénario est bien fait, il trouve. Il trouve la plage. Un lagon d’eau turquoise, encerclé par des falaises vertigineuses. Le Paradis. Sur le papier. Car évidemment, la petite communauté utopique a ses propres règles, ses propres jalousies, ses propres tensions. Et le paradis se transforme peu à peu en une prison à ciel ouvert.
Le lieu de ce fantasme, c’est Maya Bay, une baie de l’île de Ko Phi Phi Leh, en Thaïlande. Un endroit d’une beauté presque irréelle, mais déjà fragile par nature. Les écosystèmes insulaires sont naturellement vulnérables. Danny Boyle avait visité plus de 20 sites avant de faire son choix. Il cherchait spécifiquement un endroit qui incarnerait « l’impossible beauté ». En choisissant ce lieu, il savait qu’il tenait son personnage principal. Mais pour Hollywood, la nature ne peut être parfaite. Il fallait une version améliorée. Mais sans photoshop.
Pour rendre le paradis encore plus paradisiaque, l’équipe de production a décidé de le retoucher pendant les quatre mois de tournage en 1999. Ils ont arraché une partie de la végétation naturelle des dunes, jugée pas assez esthétique Ils ont planté des dizaines de cocotiers bien sages, bien alignés. C’est vrai, en regardant le film, c’est vraiment bien pour une agence de tourisme, un superbe cliché photogénique. Du coup, ils ont littéralement détruit un écosystème authentique pour le remplacer par une version de catalogue. Le sarcasme est total : le film qui dénonce la quête d’un paradis artificiel a commencé par en créer un lui-même.
Puis le film est sorti. Et ce fut l’apocalypse. Des millions de gens ont vu cette plage et se sont dit « mais je veux y aller, c’est beau et il n’y a personne ». Ce fut « l’effet Leo », un phénomène si marquant qu’il a un nom officieux dans l’industrie touristique thaïlandaise : le « Leonardo Di Caprio syndrome.
Maya Bay est devenue l’endroit le plus célèbre de Thaïlande. C’est devenu un tsunami humain. Avant la fermeture de 2018, la petite baie voyait débarquer jusqu’à 6 000 personnes par jour. Des centaines de hors-bords et de bateaux déversaient leur flot de visiteurs, leurs ancres raclant et détruisant le fond marin. Le corail a été pulvérisé. Du luxuriant récif corallien de la baie, il ne restait que quelques coraux épars, empoisonnés, déchirés. La pollution sonore, les déchets, la crème solaire qui se déverse dans l’eau… Le paradis était devenu une soupe touristique. Le fantasme est devenu un cauchemar. Les requins à pointe noire, qui utilisaient la baie comme nurserie, avaient fui depuis longtemps. Le film avait créé un monstre qui avait dévoré son propre décor.



Les autorités thaïlandaises ont pris une décision radicale. Elles ont décidé de redonner vie au fantasme. En 2018, la baie a été fermée au public. Et ce pour une durée indéfinie. Les touristes ont été priés de faire demi-tour. Protégée de l’invasion humaine, la nature a commencé son lent travail de reconstruction. Des coraux ont été plantés par milliers. L’eau est redevenue claire. Et un jour, (pom pom pom) les ailerons des requins à pointe noire ont refait surface dans le lagon, par dizaines, puis par centaines. Le fantasme était de retour. Un peu différent surement, mais de retour.
Après presque quatre ans de fermeture, Maya Bay a rouvert en 2022. Mais les règles ont changé. Fini l’anarchie. Le nombre de visiteurs est drastiquement limité, avec un quota par heure. Les bateaux n’ont plus le droit d’entrer dans le lagon. Ils accostent sur un ponton de l’autre côté de l’île. C’est à pied que l’on rejoint la plage, par un sentier aménagé. La baignade est interdite. Le but n’est plus de consommer la plage, mais de l’admirer, de la respecter. La nouvelle devise du lieu : ‘Tu regardes avec tes yeux, tu touches avec tes yeux, et tu repars sans tes déchets’. La base. Maya Bay est devenue un laboratoire mondial du tourisme durable.
L’histoire nous dira si elle se répétera. Nous verrons aussi, si à l’avenir Hollywood ne détruira pas un fantasme en rêve commercial.
L’histoire de The Beach et de Maya Bay est une parabole parfaite de notre époque. Un film qui critiquait le désir de possession d’un lieu sauvage a provoqué sa quasi-destruction. C’est l’histoire de ma génération. Une génération qui rêve d’endroits vierges et qui, pour une photo sur Instagram, pour quelques likes et des vues, participe activement à leur destruction. Nous sommes tous un peu Richard, cherchant notre plage secrète tout en sachant qu’au moment où nous la posterons, elle cessera de l’être.

Film : La Plage (The Beach)
Sortie : 2000
Réalisateur : Danny Boyle
Acteurs Principaux : Leonardo DiCaprio, Virginie Ledoyen, Guillaume Canet
Genre : Aventure, Thriller